La Représentation des femmes dans le monde arabo-musulman, entre le Coran et la charia

La Représentation des femmes dans le monde arabo-musulman, entre le Coran et la charia

Dr. Karim IFRAK, CNRS, Paris.

Publication des actes du Colloque organisé le 13 fév. 2019

La Chaire de l’IMA.

D’un point de vue méthodologique, la représentation des femmes dans le monde arabo-musulman n’est pas chose monolithique. Portée par des dynamiques d’ordre sociologique, culturel, cultuel et politique, elle fait l’objet de fluctuations tantôt progressives tantôt dégressives. Une situation qui se veut le reflet d’un contraste parfois tranché, exprimant les réalités propres de chaque pays, chaque région et chaque époque. Cependant, il est inévitable d’admettre que le statut de la femme dans cet espace a connu, le long du siècle dernier, plusieurs avancées significatives. À la faveur de nombreux appels à l’intégration de la femme dans la vie courante, elle a acquis ses droits au vote, à l’enseignement, à l’engagement politique, associatif ou tout simplement actif. Dès lors, on l’a vu investir des espaces jusque-là considérés comme chasse gardée des hommes, en tant que médecin, avocate, magistrat, universitaire, députée, ministre, cheffe d’entreprise, journaliste, pilote de ligne et même de chasse[1].

Mais pour autant, si les choses semblent évoluer dans le bon sens, il ne s’agit pas non plus de crier victoire ou de verser dans l’angélisme. Bien des questions réclament davantage d’améliorations, entre autres celles qui peinent à progresser. Il ne s’agit pas non plus de traiter cette problématique en produisant un discours aux affirmations apologétiques bornées à démontrer l’aspect protecteur et innovateur des injonctions islamiques primitives. Cette approche serait alors l’écho d’un discours idéologique conservateur ventilé par les mouvements islamistes et salafistes contemporains. La présentation d’un monde arabo-islamique exclusivement répulsif à toute tentative d’évolution au point d’empêcher toute émancipation de la femme, y est tout autant proscrite. Le projet ferme de suivre un tracé le plus objectif possible exigera de nous de dire les choses sans jamais rien occulter, ni prendre parti.

Il est vrai que la situation de la femme à travers l’histoire, de façon générale, ne figure pas en tête des plus enviables. Et si de nos jours elle semble, au prix d’incessants combats, avoir « arraché » certains de ses droits, cette situation n’en demeure pas moins fragile et partielle. Le cas le plus abouti est incontestablement celui de la femme occidentale, mais pour autant il n’est guère possible de dénier le fait qu’elle ne les a acquis que tardivement. Il ne s’agit pas non plus d’instruire un dossier à charge contre « l’homme », en le présentant dans le rôle du prédateur soucieux de dominer la femme, avant de la reléguer à des rangs subalternes. Bien que cette notion demeure concevable, il n’empêche qu’elle ne l’est qu’en partie. Les modèles des rapports homme/femme qui structurent nos sociétés depuis des siècles, générations après générations, y ont contribué également.

Au cœur de nos sociétés éclectiques, la femme a toujours eu à occuper un rôle quasi exclusif dans la gestion du foyer familial et l’éducation des enfants. Ces activités exigeant un investissement constant ne sont pas de nature à faciliter la tâche à celui qui souhaite cultiver l’art de la dissertation et de la monographie. Et dans ce dessin, le double facteur culturel et économique avait également son mot à dire. En règle générale, seules les femmes issues de milieux sociaux aisés et/ou doctes avaient l’occasion d’accéder à l’instruction et par conséquent à une certaine égalité des chances. Les coûts subis par cette dernière, ne pouvant être supportés que par des familles prospères, aident à expliquer aisément cette tendance.

L’égalité des chances passe inévitablement par l’instruction et sans le concours de cette dernière, la tâche se place alors à la limite de l’insurmontable. Il suffit, pour en prendre pleinement conscience, d’interroger l’histoire sur le nombre de femmes qui eurent à occuper un quelconque poste au sein de l’appareil de l’État ou de la société civile. Ministres, ambassadeurs, conseillers, juges, etc., furent dans la majorité écrasante des cas, la chasse gardée des hommes. Un nombre qui, en dehors du fait d’être maigre, demeurait instable dépendant de la tolérance pratiquée selon les époques, les conjonctures et les civilisations. Cette tolérance porte un nom : l’instruction. L’absence de cette dernière explique la faillite de l’intelligentsia féminine et le galvaudage d’une certaine « mentalité » au pays des « hommes ». En l’absence de cette dernière, il est juste inenvisageable d’accéder aux honneurs et autres avantages que peut conférer la « noblesse de robe ». Et lorsque ce chemin d’accès était condamné, ça n’est certainement pas celui de la « noblesse d’épée » qui se chargeait d’offrir un quelconque réconfort.

Il est indéniable que de nos jours, la situation de la femme dans les espaces arabo-musulmans s’est nettement améliorée, sur le plan de l’instruction notamment. Mais pour autant, le bilan demeure négatif, tant il reste beaucoup à faire et tout autant à améliorer.

Une situation qui pose question sur la nature des causes qui empêchent le statut de la femme dans ces espaces d’évoluer sans contrainte. Les pistes à explorer dans cette veine sont nombreuses, mais en tête de celles-ci, les suivantes demeurent quasiment substantielles :

  1. Le caractère foncièrement patriarcal des sociétés arabo-musulmanes ;
  2. Le niveau d’instruction, notamment au niveau supérieur, qui compte parmi les plus bas connus ;
  3. Le fait que les décideurs (concernant la question du statut de la femme) sont majoritairement, pour ne pas dire exclusivement, des hommes ;
  4. L’alimentation de ces sociétés, depuis des siècles, par un certain discours religieux idéologiquement orienté et qui ne cesse de reléguer la femme à un rang subalterne, au point d’en faire un éternel mineur.

Ces causes non exhaustives contribuent, à des niveaux intermédiaires, à entretenir le regard « arbitraire » des sociétés arabo-musulmanes à l’encontre de la femme, cette dernière en tête. Actrice active ou passive de la société, elle contribue, inconsciemment, à l’alimentation de cette aliénation dont elle est la première victime. Écrasée par le poids de la tradition, des idées reçues, des discours culpabilisants, elle a fini par les admettre avant d’en faire une norme qu’elle s’attelle elle-même à vulgariser et à transmettre auprès des femmes, de même qu’auprès des hommes. Un cercle vicieux dont elle est finalement, inconsciemment, l’acteur et la victime.

Les sociétés arabo-musulmanes, comme son nom l’indique, sont portées par le discours religieux et guidées par la vision qu’il instaure. Un discours et une vision qui n’ont eu de cesse d’imputer à la femme toute la responsabilité dans un crime qu’elle n’a jamais commis : le légendaire péché originel. Or, il se trouve que sur ce point en question, le Coran est plus qu’explicite. Selon le Texte, c’est Adam qui en est le responsable et par conséquent « le coupable » et non pas Elle. Pourtant, malgré cette évidence indéniable, l’oligarchie savante musulmane se borna à ne voir en la femme qu’un coupable idéal, responsable de tous les maux qui frappent l’humanité (sous-entendu les hommes). À ses yeux, elle est coupable d’avoir croqué une « pomme imaginaire », causant par cette vile « insubordination » la perte (aux hommes) du confortable et très convoité paradis céleste. Fort regrettablement, ce sophisme, véhiculé à travers la littérature religieuse et les âges, a construit et nourri le discours des cercles savants. Relais irréprochable et insoupçonnable admis au sein de tous les espaces et ne rencontrant aucune forme de résistance, il n’eut aucun mal à s’enraciner dans l’imaginaire collectif. Impactant profondément et durablement les différentes couches de la société, il ne pouvait alors que pointer du doigt une victime toute désignée : la femme.

Dans le monde arabo-islamique actuel, tout ou presque passe par le discours religieux inspiré, logiquement, directement des Textes fondateurs : le Coran et la Sunna (Tradition prophétique).  Le recours à cette forme de discours à la vitrine sacralisée ou présentée comme telle, exerce une influence implacable au sein des sociétés arabo-islamiques actuelles. Se ressourcer dans cet islam des origines imaginaires, tout en idéalisant au maximum ses premières heures, est devenu le terreau fertile où se ressource la majorité de ces discours au penchant islamiste. Une posture rhétorique qui s’attèle à forger de toutes pièces identité islamique poste moderne, la féminine en tête, sans rupture aucune, en apparence, avec celle des « pieux ancêtres » : les croyants des premières heures.

Alors que dit le Coran au point de permettre à ce type de discours régressif et subversif d’exister et de demeurer vivace ?

Contrairement aux idées reçues, le Coran s’attache à célébrer la femme en attribuant à la troisième plus importante sourate, le titre emblématique de « LES FEMMES ». Une sourate polythématique qui exprime, sous le signe prédominant de la femme, plusieurs aspects de la vie en communauté qui lui sont intimement attachés : celui de la personne, de la famille, de la société, de la nation et de l’humanité. Un titre distinctif qui mit fin au dédain dont elle était coutumière et aux considérations de mépris et d’infériorité dont elle était victime. Abrogeant toute distinction entre la femme et l’homme et rétablissant le principe de parité, le Coran réitéra ce droit à maints endroits, en mettant l’accent, non pas sur la noblesse du nom ou la hiérarchie sociale, mais sur la piété, la droiture et la vertu seules. On peut y lire : « Ô Hommes! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus afin que vous fassiez connaissance entre vous. Certes, le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est celui qui a la meilleure conduite » [Coran 49:13]. Ainsi, en rétablissant la vérité sur sa nature, le Coran annonça, haut et fort, que la femme est légale de l’homme, en indiquant qu’elle a été créée de la même essence, la même « âme originelle » [nafs wāḥida] que lui (et non d’une côte d’Adam comme le prétendent certains commentateurs). Au verset 189 de la sourate n°7, on peut lire : « C’est Lui qui vous a créés d’une seule âme, depuis laquelle Il a produit sa conjointe afin qu’il se repose auprès d’elle ». Représentant la moitié jumelle de l’homme, cette vérité occultée est corroborée par le concept coranique qui indique que de toute chose, Dieu a « créé un couple ». 

Et dans ce sens, jamais la doctrine coranique n’a tenu ou retenu des termes irrévérencieux à son endroit. Loin d’être vue comme « agent du diable », le Coran gratifia nombre de femmes d’attributs sans mesure commune.  Et afin de mieux instaurer cette « parité originelle », Dieu missionna l’homme et la femme identiquement en tant que représentants légaux, de même, qu’Il les désigna, à parts égales, en tant que gardiens du         « dépôt confié » [amāna]. Un droit inébranlable qui renvoie à la notion de la responsabilité commune dans la gestion du monde, en invitant l’humanité à œuvrer pour le bien de tous. Et si la femme est missionnée sur le même pied d’égalité que l’homme afin d’ériger une civilisation à visage humain, c’est donc légitimement que les domaines de la politique lui soient accessibles. Au verset 71 de la sourate n°7, on peut lire : « Les croyants et les croyantes sont solidaires les uns des autres. Ils incitent à la pratique du bien, déconseillent la pratique du mal ». Évoquant la notion de citoyenneté égalitaire, ce verset fait la part belle à l’implication concrète de la femme dans les questions politiques, la prise de décisions importantes et la gestion de la Cité. Balayant toute incertitude, cette injonction coranique exhorte la femme, de la même façon qu’elle l’indique à l’homme, à investir pleinement l’espace sociopolitique.

À la lumière de ces prescriptions coraniques, en partageant les mêmes droits et devoirs, hommes et femmes sont appelés, au nom d’un destin commun et à la faveur de leur humanisme, à se réaliser mutuellement avec l’objectif ferme de donner sens et corps à leur humanité. Or, malgré le caractère explicite de ces éclairages, la femme continue à être, au sein des mondes arabo-islamiques, la victime d’une tradition patriarcale enlisée dans un passéisme gravé dans le marbre. Car en marge des commentaires exégétiques foncièrement erronés, la Tradition prophétique est elle aussi appelée à contribution. Avec son concours, le discours religieux aliénant se borne à présenter la femme en tant qu’être aux capacités physiques et intellectuelles déficientes. Un hadit qui va devenir, vite fait bien fait, le fonds de commerce d’une école sclérosée interdisant et s’interdisant toute forme de pensée critique ou raisonnée.

Les inconditionnels de ce type de discours omettent ou tentent d’omettre que les épouses du Prophète ne s’abstenaient jamais à lui prêter conseil et lui de le leur demander. Une contradiction face à laquelle ils pourraient se confondre s’ils ne pouvaient prétendre que les épouses du Prophète étaient d’une essence exceptionnelle, sans nul autre pareil. Un argument totalement dénué de sens et qui n’engage que ses narrateurs, en particulier lorsque la Tradition, concernant ce sujet, se veut quasiment muette. Et si en admettant que les épouses du Prophète furent des êtres exceptionnels, que pensent-ils donc des autres femmes citées dans le Coran : Marie, la femme de Pharaon ou la mère de Moïse, pour ne mentionner qu’elles ? La réalité est que les inconditionnels de ce type de discours sont du même profil que ceux qui refusent aux femmes leur droit de conduire une voiture, sous prétexte qu’il s’agit là d’un péché capital. Ils oublient, encore une fois, que dans la majorité du monde musulman, les femmes ont toujours pu conduire des voitures, mais également des trains et des avions. Cette question, n’étant en aucun cas contraire aux préceptes de la charia, naturellement, elle n’a jamais posé problème, encore moins, inscrite à l’ordre du jour.

Les statistiques les plus abouties, dans les mondes arabo-islamiques, confirment que l’intelligentsia féminine accuse une constante augmentation tant au niveau quantitatif que qualitatif. Et face à une telle croissance, aucun discours idéologique passéiste ne pourra les détourner de sa bonne marche.  Et en termes de conclusion, il nous appartient de préciser que de grandes avancées ont été opérées concernant les droits des femmes dans les espaces arabo-islamiques, bien que beaucoup reste à faire. Or, cette admirable dynamique qui permet aux femmes de se réconcilier avec leur dignité, peine à avancer ; victime qu’elle est d’un discours idéologique misogyne, misonéiste et rétrograde. Il est grand temps que la femme intègre tous les processus de décisions, ceux qui la concernent en priorité. Ni le Coran ni la charia n’y voient d’objection et ils sont loin, contrairement à ce qui est véhiculé, de se prononcer contre. Ce type de discours discriminatoire infondé, il est grand temps de le dénoncer avant de le condamner définitivement. À travers le monde, les données de nature géopolitique démontrent que les indices d’amélioration d’une société, demeurent intrinsèques, pour ne pas dire tributaires, de la condition de la femme. La promotion de cette dernière contribue, de façon quasi mécanique, à la promotion de la société dans son intégralité.


[1] Les cas, non exhaustifs, de Myriam Adnani (Maroc) en tant que pilote de ligne et Mariam al-Mansouri (UAE) en tant que pilote de chasse.