Laïcité : l’exception n’est pas là où les Français la voient
23 janvier 2020, 20:13 CET
Auteur Jeanne Prades, Doctorante en Science politique – Relations internationales, École polytechnique
Texte édité avec la collaboration de Victor Baussant.
Manifestation à Paris, Gare du Nord contre l’islamophobie, le 10 novembre 2019. GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP
Le 14 janvier 2020, le groupe parlementaire LREM s’est rallié à la demande du député Christian Jacob (Les Républicains, LR) pour la création d’une commission nationale sur la laïcité. Cette annonce, figurant parmi les mesures de la majorité « contre les replis communautaires » promises par Emmanuel Macron, peut s’interpréter comme une réponse à la dernière controverse sur le voile islamique provoquée par un élu du Rassemblement national Julien Odoul, en octobre dernier.
D’un côté, le ministre de l’Éducation, Jean‑Michel Blanquer, avait déclaré que le voile « n’est pas souhaitable dans notre société ». De l’autre, une tribune avait alerté sur la stigmatisation des musulmans au nom de la laïcité. L’événement, qui a débuté par une indignation quasi-unanime, a néanmoins fourni l’occasion au Sénat d’une proposition de loi visant à restreindre un peu plus la visibilité du voile dans l’espace public.
Une exception française ?
Ce nouvel épisode de polarisation mobilise les mêmes ressources rhétoriques depuis deux décennies pour justifier des positions qui sont perçues, hors des frontières, comme des atteintes aux libertés religieuses notamment des musulmans – en Grande Bretagne ou en Allemagne.
Carte (ci-dessus) appartenant à un jeu dessiné par Jacques-Louis David sous la Terreur, dans lequel les dames incarnent des vertus ou des libertés nouvelles. Ainsi, l’ancienne dame de cœur personnifie la fraternité et la liberté de culte. Wikimedia, CC BY
L’invocation de la laïcité comme une exception, jugée tantôt incomprise, tantôt menacée, ici et là est devenue un lieu commun dans un débat clos sur l’espace national.
Or, la comparaison européenne fait apparaître que la singularité française ne réside pas dans les fondements historiques de sa laïcité mais dans son invocation récente face aux inquiétudes de la société.
Historiquement, un processus commun en Europe
La vision exceptionnaliste de la laïcité française proposée par le philosophe Henri Peña-Ruiz au début des années 2000 a eu un grand écho dans la gauche laïque. Selon cette vision, la laïcité est un idéal d’émancipation à portée universelle issu des Lumières françaises et dressé contre les « traditions rétrogrades ».
Plus récemment, l’historien Jean‑François Colosimo a offert une interprétation de la laïcité aux racines encore plus anciennes, invoquant « mille ans de laïcité », depuis l’affirmation de l’autonomie du pouvoir temporel par la monarchie française et son émancipation de la tutelle papale.
Pourtant, en replaçant l’histoire nationale dans une histoire globale et comparée, le régime politique français de laïcité apparaît comme l’une des modalités d’un processus commun, fondateur de la modernité européenne.
Bien avant qu’apparaisse en France le concept de laïcité à la fin du XIXᵉ, un sécularisme s’est progressivement affirmé en Europe. Le sécularisme désigne le type de relations entre État et religions dans les pays de tradition démocratique. La laïcité, qui est un mode de sécularisme, désigne le principe de séparation des Églises et de l’État.
Les évêques français prêtant le serment civil exigé par le Concordat, régime organisant les rapports entre les différentes religions et l’État dans toute la France depuis 1801. Paris à travers les siècles, v. 4, Paris, F. Roy, 1881. Henri Gourdon de Genouillac/Wikimedia
Les principes des révolutions anglaise, américaine et française, ont substitué à l’idée de tolérance des minorités religieuses, celle de liberté religieuse des sujets/citoyens, entamant un divorce entre États modernes et religions, plus ou moins brutal selon les contextes nationaux.
En France, où les Lumières ont développé une « idéologie de la raison » dirigée contre la religion en tant que foi et en tant qu’institution, la religion est devenue symbole d’irrationalité et de soumission.
Au contraire, selon Gertrude Himmelfarb l’Enlightenment britannique s’est affirmé en partie contre la position française sans opposer la raison à la foi individuelle.
L’Aufklärung allemand s’est quant à lui construit au XVIIIe siècle en réaction aux Lumières françaises, comme théologie laïque protestante amendant les traditions et théories religieuses sans les rejeter.
Pouvoirs séculiers et spirituels
Dans les trois cas, les identités « séculières » et « chrétiennes » sont inextricablement liées. En France, le concept de laïcité a émergé pour briser le monopole de l’Église catholique sur l’État et l’école, dans un processus conflictuel. Au Royaume-Uni et en Allemagne, le processus de sécularisation s’est traduit par un déclin progressif de la domination de la religion, sans conflit manifeste entre pouvoirs spirituel et temporel.
En Grande-Bretagne, le chef de l’État est aussi le chef de l’Église établie, mais la liberté religieuse, l’égale citoyenneté et la non-discrimination sont les principes d’un pluralisme religieux reconnu graduellement du Toleration act (1688) à l’Equality Act (2010).
La reine d’Angleterre est aussi chef de l’Église établie, ici devant la chapelle Saint George à Windsor. Steve Parsons/AFP
En Allemagne, l’État national s’étant constitué au XIXe siècle à partir de principautés de religions différentes, le pluralisme religieux a été reconnu avant et après la période du IIIe Reich. La loi fondamentale de 1949 garantit, comme en France, les libertés religieuses et la neutralité de l’État, mais ce dernier pratique aussi une forme de reconnaissance légale des communautés religieuses.
Une timide expérience du pluralisme religieux
Dans cette perspective, la laïcité n’apparaît plus comme une exception française. S’il y a bien une particularité, c’est que l’expérience historique française n’a pas été celle du pluralisme religieux sur une longue durée.
La tolérance instituée par l’Édit de Nantes (1598) n’a duré qu’un siècle avant d’être rétablie un an seulement avant la Révolution. Ainsi le sécularisme français, que l’on commence à appeler « laïque » sous la IIIᵉ République, dut s’imposer à une Église catholique restée hégémonique.
Selon le journaliste néerlandais Stefan de Vries cette particularité s’exprime encore aujourd’hui par une difficulté à accepter la visibilité d’autres religions que la religion catholique.
La France est confrontée à un pluralisme dont elle a en réalité peu fait l’expérience, et l’exception réside dans la mobilisation d’une « nouvelle laïcité » depuis les années 2000, contre la visibilité de l’islam dans l’espace public.
Une « nouvelle laïcité »
Le rapport Baroin « Pour une nouvelle laïcité », commandé par l’ancien premier ministre Jean‑Pierre Raffarin en 2003, a fait pour la première fois référence à l’« identité nationale » dans un contexte de problématisation du voile.
Depuis, le principe laïque n’est plus invoqué comme une norme régissant les pouvoirs publics, mais comme symbole de la République s’appliquant aux citoyens (musulmans) eux-mêmes. À « Liberté, Égalité, Fraternité » semble donc s’être ajoutée, « Laïcité ». En témoigne cette affirmation de l’ancien premier ministre, Manuel Valls, en 2016 : « La laïcité, c’est notre ADN ».
Trois lieux communs alimentent cette « nouvelle laïcité », sans lien avec le principe laïque, tel qu’il est exprimé par les lois et dispositions constitutionnelles, soient les lois Jules Ferry 1882, la loi de 1905 et le préambule de la Constitution 1946. On entend ainsi bien souvent que « la religion est une affaire privée » ; « l’égalité hommes-femmes est une dimension essentielle de la laïcité » ; la « laïcité est un rempart contre la menace terroriste ».
Un double legs historique
Cette « nouvelle laïcité » apparaît donc comme un cadre d’interprétation spécifiquement français des enjeux socioculturels, identitaires et sécuritaires liés à l’islam, qui peut s’interpréter comme le produit d’un double legs historique.
D’une part, la tradition laïque s’est traduite par l’émergence de mouvements qui, soit par anticléricalisme, soit par attachement à une laïcité de tradition catholique, expriment une réticence à la visibilité de l’islam. D’autre part, les études postcoloniales, dont l’Orientalisme, d’Edward Said, constitue l’un des textes fondateurs, interrogent les legs laissés par la colonisation.
La guerre d’indépendance de l’Algérie, perdue politiquement plus que militairement, aurait engendré une « fracture coloniale », ou une « guerre des mémoires ».
En comparaison, l’Allemagne a un passé colonial marginal, et la présence de l’islam sur son territoire découle d’une alliance d’abord politique puis économique avec la Turquie. À cela s’ajoute le legs traumatique du national-socialisme, qui a rendu politiquement coûteux les discours identitaires, ou völkish, à la marge des mouvements d’extrême droite.
Du côté britannique, la continuité politique et économique entre l’Empire colonial et le Commonwealth s’est traduite par une mémoire post-impériale moins conflictuelle à l’égard de l’islam.
En mobilisant cette « nouvelle laïcité » de façon incantatoire en France, ne prend-on pas le risque de rendre inaudible le principe laïque de 1905, indispensable au respect des libertés fondamentales, et de rendre invisible une « fracture coloniale » qui polarise pourtant implicitement le débat public ?
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