L’Azerbaïdjan, pays pivot des enjeux énergétiques dans le Caucase

Article publié le 12/09/2019

Par Rémi Carcélès

Partie 1

A l’heure où des questions se posent sur un rapprochement turco-russe (1) se basant notamment sur une harmonisation des stratégies énergétiques de ces deux puissances aux portes de l’Europe, le gaz naturel apparaît de plus en plus comme un enjeu majeur de la géopolitique actuelle. Que ce soit en Méditerranée orientale (2) ou dans le golfe Arabo-Persique, à travers le célèbre exemple du Qatar (3), des acteurs jusqu’ici éloignés du coeur des relations internationales se retrouvent à jouer un rôle prépondérant dans la mondialisation, à mesure que la consommation énergétique de la planète augmente de manière exponentielle (4).

Au premier rang des consommateurs mondiaux, on retrouve parmi d’autres l’Union européenne dont les questions d’approvisionnement énergétique représentent aujourd’hui un des principaux problèmes politiques pour l’ensemble de ses Etats membres, dans la mesure où le principal fournisseur traditionnel de l’UE est la Russie avec laquelle les relations ne cessent d’évoluer.

L’UE met ainsi en place depuis 2004, avec sa large vague d’élargissement vers les anciens pays du Bloc de l’est, une stratégie de diversification des sources d’hydrocarbures destinées à sa consommation (5). Prospectant tous azimuts, l’UE semble depuis quelques années avoir trouvé la perle rare dans un pays du Caucase, anciennement membre de l’URSS : l’Azerbaïdjan.

La difficile structuration d’un Etat indépendant

Pays du Caucase situé au bord de la mer Caspienne, l’Azerbaïdjan n’a été un Etat indépendant que peu de fois à travers l’Histoire. Le territoire a été successivement conquis par les Empires seldjoukide, mongol, perse, ottoman et russe, et n’aura été autonome qu’à peine une centaine d’années depuis le début de l’âge d’or islamique (6). Terrain de bataille médiéval entre grandes puissances aux ambitions territoriales antagonistes, l’Azerbaïdjan devient plus qu’une simple conquête supplémentaire pour ses voisins au XIXème siècle lorsque sont découvertes les riches ressources pétrolières de son littoral. Avec la révolution industrielle, Bakou, jusqu’alors simple port de commerce et de transit sur la Caspienne, devient le centre d’une intense activité économique portée par les investisseurs européens (7).

Sujets aux mêmes préoccupations que le reste des populations de l’Empire russe alors en plein déclin, les Azéris voient émerger de cette situation un début de sentiment nationaliste et profitent de la Révolution d’Octobre 1917 pour proclamer l’indépendance de la République Démocratique d’Azerbaïdjan le 28 mai 1918. Porté par l’idéal révolutionnaire des siècles précédents autant que par celui en cours à Moscou et dans le reste de la Russie, le nouvel Etat se veut progressiste à travers l’instauration de la laïcité, du droit de vote des femmes ainsi que d’un système parlementaire. Mais le projet ne durera que 23 mois et en 1920, le pays est occupé par l’Armée Rouge, soutenue par des milices pro-russes actives notamment dans la capitale (8).

Intégrée au sein de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Transcaucasie, au-côté de l’Arménie et de la Géorgie voisines, la nouvelle République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan se distingue de cet ensemble par ses réserves d’hydrocarbures. Celles-ci représentent en effet une source de revenus autant qu’un moteur de la croissance de la jeune URSS, comme le prouve la plateforme d’extraction de pétrole figurant sur les armoiries officialisées par la Constitution azérie de 1937.

Une nouvelle fois placée sous domination étrangère, le pays est divisé en deux entre les populations du nord vivant en URSS et celles du sud habitant en Iran. Séparées géographiquement entre deux voisins encore antagonistes à l’époque, ces deux composantes voient leurs différences s’ancrer progressivement du fait des dominations respectives sous lesquelles elles sont, comme par exemple, dans le domaine du culte. L’idéologie soviétique prône en effet la fin de la religion au profit de l’idéal communiste suprême quand l’administration iranienne reste marquée par une longue tradition chiite en phase avec la majorité de ses administrés, dont la minorité azérie (9). Cependant, malgré ces divergences cultuelles émergentes, un socle commun culturel reste présent, notamment au niveau de la langue, proche du turc, et parlée autant en Russie qu’en Iran. Les nationalistes azéris s’inspirent dès lors de l’idéologie panturquiste, qui prend racine dans les discours officiels du gouvernement de la nouvelle République de Turquie instaurée en 1923. Ils commencent des deux côtés de la frontière à adhérer eux-mêmes à cette idée d’une grande nation qui rassemblerait tous les peuples de langue turque, depuis les steppes mongoles aux rives du Bosphore en passant par la Chine Occidentale, l’Asie Centrale et donc le Caucase. En parallèle, Téhéran sert de base arrière aux idéologues azéris voulant lutter contre la domination soviétique, quand l’URSS soutient dans leurs revendications les militants de la minorité azérie résidant en Iran. Après la Seconde Guerre mondiale, l’essor du nationalisme azéri va évoluer en suivant les événements de la Guerre Froide. Dès décembre 1945, Moscou soutiendra ainsi un parti communiste iranien réclamant la création d’un gouvernement populaire d’Azerbaïdjan sur toute la partie nord-ouest de l’Iran, allié de l’Occident. Et en retour, l’idéologie voulant réunir les populations azéries sous l’égide de la Turquie, membre de l’OTAN dès 1952, va ressurgir malgré la mort du « père des Turcs » (Atatürk) Mustafa Kemal en 1938 à Istanbul (10).

Il faudra néanmoins attendre la fin du siècle et l’enclenchement de la dissolution de l’URSS, pour voir les nationalistes arriver à leurs fins en Azerbaïdjan. Ainsi, dès fin 1989, les Azéris soviétiques s’attaquent aux barrières frontalières les séparant de leurs compatriotes iraniens, comme lors de la chute du Mur de Berlin un peu plus tôt la même année (11). Au début de la décennie suivante, le gouvernement soviétique en Arménie autorise les habitants du Haut-Karabakh – enclavé sur le territoire de la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan – à voter aux élections arméniennes. Cette décision intervient après avoir inclus ce territoire dans son propre budget, aux dépens de la province dirigée par Bakou et des recommandations de l’autorité centrale moscovite (12). Prise unilatéralement, elle illustre la faiblesse du Soviet Suprême à l’époque et pousse les nationalistes azéris à descendre dans les rues pour réclamer l’indépendance tout en dénonçant violemment ce qu’ils voient comme une véritable annexion de la part de leur voisin arménien, pourtant toujours membre de l’URSS.

Le 12 janvier 1990, un Front Populaire se forme dans les usines et les bureaux de Bakou pour organiser la défense contre l’Arménie et forcer le départ de l’occupant communiste. Divisées, et attendant des ordres de Moscou qui n’arriveront jamais, les autorités soviétiques laissent de véritables pogroms anti-arméniens se dérouler le lendemain dans toute la province. Deux jours plus tard, l’état d’urgence est finalement déclaré dans toute la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan, sauf à Bakou où le Front Populaire a bloqué les casernes en prévision d’une intervention de l’autorité centrale. Les accès à la capitale de ce qui n’est alors encore qu’une province sont totalement bloqués trois jours plus tard. Les représentants communistes locaux ont malgré tout pu quitter la ville pour rejoindre les troupes soviétiques ayant établi une ligne de front aux alentours, sous les ordres du ministre de la Défense de l’URSS en personne. Le lendemain, Mikaïl Gorbatchev, alors Secrétaire Général de l’URSS, étend l’état d’urgence à l’ensemble de la province et autorise l’usage de la force pour libérer Bakou (13). Plusieurs centaines de militants du Front Populaire seront abattus lors de ce mois qui sera nommé Janvier Noir dans les livres d’histoire.

En novembre 1990, la République Socialiste Soviétique devient simplement la République d’Azerbaïdjan, avant de déclarer son indépendance le 30 août 1991. L’une des premières décisions du nouvel Etat sera de poursuivre le conflit avec les populations séparatistes du Haut-Karabakh soutenues par l’Arménie, désormais elle aussi indépendante. Instable politiquement et perdant du terrain sur ses propres terres lors des batailles avec son voisin, le pays nouvellement indépendant doit attendre quasiment une année pour se doter d’un Président en la personne de Abulfaz Elchibey, militant anti-communiste d’avant l’indépendance issu du Front Populaire. Le chef d’Etat n’empêche pourtant pas les troupes arméniennes d’envahir toute la partie de l’ouest de son pays qui relie l’Arménie au Haut-Karabagh en 1993. Un coup d’Etat est alors organisé par un ancien général soviétique devenant Premier ministre au côté du Président du Parlement azéri appelé à le remplacer à la présidence : Heydar Aliyev. Cet ancien dirigeant de la province communiste azérie, lui-même issu des services secrets soviétiques, s’illustre alors rapidement en mettant en place un culte de la personnalité. Cela lui permet de légitimer un régime autoritaire qui s’appuie sur une résolution internationale condamnant l’intervention arménienne, en échange de l’ouverture du pays aux capitaux étrangers (14).

Les hydrocarbures

Officiellement élu président de l’Azerbaïdjan en 1993 et fort du soutien reçu par la communauté internationale, malgré la persistance du conflit avec l’Arménie jusqu’à aujourd’hui, Heydar Aliyev s’attèle à faire de son pays un acteur important du commerce mondial, et ce surtout grâce à une exploitation qui se veut optimale des ressources sous-marines d’hydrocarbures en mer Caspienne. Étouffant toute tentative d’opposition politique, il efface les traces d’héritage soviétique dans le domaine économique en ouvrant directement son pays au système capitaliste (15). Ainsi, en 1994, l’ancien dirigeant communiste entérine son rapprochement avec l’ancien Bloc de l’ouest à travers la ratification du « contrat du siècle » avec la société British Petroleum (BP).

Cet accord est décrit comme tel car il accorde à partir de 1997, et pour vingt ans, l’exploitation du principal champ d’hydrocarbures azéri en mer Caspienne au consortium AOIC dirigé par cette compagnie pétrolière. Accumulant trois-quarts des ressources pétrolières et presque la moitié des ressources gazières de Bakou, qui représente la vingtième réserve de pétrole et la vingt-cinquième réserve gazière au niveau mondial (16), ce gisement Azeri-Chirag-Guneshli constitue le socle sur lequel l’Azerbaïdjan va pouvoir construire sa puissance.

Si le consortium est dirigé par une entreprise britannique, une société azérie en fait également partie : la State Oil Company of Azerbaijan Republic (SOCAR). Créée en 1992 par l’Etat nouvellement indépendant sur les décombres des deux anciennes entreprises publiques soviétiques chargées de l’exploitation du pétrole et du gaz en mer Caspienne, la SOCAR a pour mission de superviser le consortium sur toutes les activités relatives à la production d’hydrocarbures, au fonctionnement des raffineries et à la gestion des pipelines sur l’ensemble du territoire national. Employant environ 60 000 salariés et réalisant près de 10 % du PNB azéri, la compagnie publique devient rapidement l’une des entreprises les plus rentables d’Asie ainsi que l’un des leaders mondiaux du seul secteur des hydrocarbures (17). Ce développement exponentiel s’explique par cette stratégie d’accords de partage des ressources mise en place par le gouvernement Aliyev. Signés avec diverses compagnies étrangères au premier rang desquelles BP, ces accords permettent à l’Azerbaïdjan de profiter du savoir-faire technologique et des réseaux de distribution des leaders mondiaux dans le domaine. Le tout en s’assurant un revenu régulier, augmenté par l’exploitation étatique d’environ un cinquième des réserves estimées en mer Caspienne. Vingt ans plus tard, les actifs de la compagnie nationale s’élèvent à 26 milliards de dollars, dont plus de 4 milliards d’investissements à l’étranger.

Le « contrat du siècle » a ainsi récemment été renouvelé jusqu’en 2050, alors que le gaz naturel commence petit à petit à remplacer le pétrole à la première place des échanges mondiaux d’hydrocarbures (18).

Notes :
(1) CARCELES, Rémi. “Historique des relations turco-russes”, Les Clés du Moyen-Orient, 2 août 2019.
(2) CARCELES, Rémi. “Rapprochements et marginalisations en Méditerranée Orientale”, Les Clés du Moyen-Orient, 19 juillet 2019.
(3) LE BILLON, Véronique. “Une puissance qui s’est construite sur la gaz”, Les Echos, 6 juin 2017.
(4) WAKIM, Nabil. “Pourquoi la planète consomme de plus en plus de gaz”, Le Monde, 26 mars 2019.
(5) BIAVA, Alessia. “L’action de l’union européenne face au défi de la sécurisation de son approvisionnement énergétique”, Politique européenne, vol. 22, N°2, 2007, pp. 105-123.
(6) CONSTANT, Antoine. L’Azerbaïdjan, Paris, Karthala, 2002, 390 p.
(7) ALTSTADT, Audrey. The Azerbaijani Turks : power and identity under russian rule, Stanford University, 1992.
(8) KAZEMZADEH, Firuz. The struggle for Transcaucasia 1917-1921, New York Philosophical Library, 1951, 356 p.
(9) SHAFFER, Bresnda. Borders and Brethren : Iran and the challenge of Azerbaijani identity, Stanford, MIT Press, 2002, 300 p.
(10) BÖLÜKBAŞI, Süha. Azerbaijan : a political history, Londres, I.B Tauris, 2011, 292 p.
(11) KELLER, Bill. “Force as a last resort : armed power salvages Moscow’s facing authority”, The New York Times, 28 janvier 1990.
(12) CROISSANT, Michael. The Armenia-Azerbaijan conflict causes and implications, Westport, Praeger Publishing, 1998.
(13) GORBATCHEV, Mikhaïl. On my country and the world, New York, Columbia University Press, 2000, pp. 96-97.
(14) GROSJEAN, Annabel & MOURADOVA, Ayten. Azerbaïdjan, Paris, Mondéos, 2010, 120 p.
(15) “Heydar Aliyev, maestro of the Caucasus”, The Economist, 31 août 2000.
(16) “Le secteur des hydrocarbures en Azerbaïdjan : une lente transition du pétrole vers le gaz”, Direction Générale du Trésor, 12 avril 2019.
(17) CORNELL, Svante E. Azerbaijan since independence, New York, M.E Sharpe, 2011.
(18) BAGIROVA, Nailia & BOUSSO, Ron. “BP-led group extends Azeri oil contract of the century”, Reuters, 14 septembre 2017.

L’Azerbaïdjan, pays pivot des enjeux énergétiques dans le Caucase

Partie 2

Sorti en 1999, le film Le monde ne suffit pas, 19ème opus des aventures de James Bond, illustre la nouvelle dimension prise par l’Azerbaïdjan dans le secteur énergétique en faisant débuter son intrigue par l’assassinat d’un magnat du pétrole britannique, dont le dernier projet était la construction d’un oléoduc au départ de Bakou. Cette même année, une nouvelle réserve d’hydrocarbures du nom de Shah Deniz découverte en mer Caspienne, va être au centre des premières négociations de renouvellement du consortium international mené par BP (1). Totalisant des réserves estimées entre 50 et 100 milliards de mètres cubes de gaz (2), ce gisement va permettre au gouvernement d’Heydar Aliyev, réélu Président en 1998, de continuer de profiter de l’appétit énergétique grandissant du reste du monde. Largement autosuffisant en terme de consommation, les Azéris comptent bien sur leur surplus pour s’imposer comme une nation incontournable de la géopolitique du gaz. Multipliant les projets à même de faire fructifier les profits issus de l’exploitation des hydrocarbures, tout en visant à diversifier son économie ultra-dépendante de ces ressources, l’Azerbaïdjan cherche au début des années 2000 à éviter la tutelle historique de ses deux puissants voisins que sont l’Iran et la Russie. C’est alors un autre pays ayant l’ambition au même moment de faire éclore son propre modèle de puissance qui va en profiter : la Turquie.

 « Une nation, deux États » : la relation fraternelle entre Bakou et Ankara

Proches linguistiquement, ethniquement et idéologiquement à travers le projet pan-turquiste qui prévoit la réunion des peuples turcophones d’Asie dans une même nation, l’Azerbaïdjan et la Turquie n’ont cessé de se rapprocher depuis la fin de l’URSS. Ankara, et son Président de l’époque Turgut Özal, ont en effet vu l’éclatement de l’Union soviétique comme une opportunité unique de relancer l’idée d’une puissance turque transnationale, couvrant à la fois l’Asie Centrale et le Caucase (3). Bakou, en tant que capitale de l’Etat le plus proche géographiquement et linguistiquement de la Turquie dans le cadre de cette stratégie, va se retrouver la plus touchée par cette politique d’influence turque. Des programmes turcophones à destination de l’Azerbaïdjan vont rapidement inonder les ondes de la télévision azérie, et des bourses d’étude avantageuses vont être proposées aux étudiants ressortissants de ce pays pour étudier à Istanbul. En parallèle, des établissements, des programmes et du personnel scolaires turcs apparaissent sur le territoire azéri pour remplacer le système d’éducation soviétique jugé obsolète et inadapté aux particularités locales, comme l’illustre la création de l’Université du Caucase Turque de Bakou en 1993 (4).

Egalement proche politiquement du fait du soutien d’Ankara à Bakou dans le cadre du conflit au Haut-Karabagh face à l’Arménie historiquement ennemie de la Turquie et de l’Azerbaïdjan, les deux pays vont étendre leur coopération au secteur de la Défense dès 1992 (5). Un accord est effectivement signé à l’indépendance pour que les forces armées azéries soient formées dans les écoles turques, marquant ainsi le début d’une coopération stratégique qui ne s’est depuis jamais démentie. Près de vingt ans plus tard, en 2010, des accords d’armement sont égalements ratifiés entre les industries spécialisées en Turquie et en Azerbaïdjan (6). La même année, Ankara et Bakou signent un traité qui rend les deux capitales garantes de la sécurité de l’autre en cas d’attaques étrangères de leur territoire pour les dix prochaines années à venir et renouvelable automatiquement (7). Suite à ce rapprochement sans précédent entre les deux gouvernements, une réunion sur le modèle de l’OTAN va même avoir lieu en présence du Kirghizistan et de la Mongolie, dans le cadre d’un Organisme Eurasien d’Application de la Loi à Statut Militaire (TKAM : Avrasya Askerî Statülü Kolluk Kuvvetleri Teşkilat) le 29 janvier 2013 (8).

Ce rapprochement profond entre la Turquie et l’Azerbaïdjan s’officialise également par la formule choisie par Heydar Aliyev pour décrire ses relations avec ses homologues turcs successifs : « une nation, deux Etats » (9). Pourtant, les relations entre les deux administrations ne seront pas toujours idylliques au cours des vingt-cinq dernières années, comme le prouve la tentative d’assassinat du Président azéri menée par des ressortissants turcs en 1995. Devenu une cible, par sa volonté de mettre fin aux agissements d’une certaine « mafia » turque dans plusieurs secteurs de l’économie du pays, notamment celui du jeu d’argent, Heydar Aliyev échappe de peu à cette tentative de coup d’Etat soutenue par la branche paramilitaire du parti ultra-nationaliste MHP ainsi que les services secrets turcs (10).

De même, nationalisme azéri et pan-turquisme ne sont pas forcément synonymes dans la mesure où une certaine frange nationaliste d’Azerbaïdjan a toujours revendiqué l’indépendance de sa population par rapport à la Turquie et sa propre réunion avec la minorité azérie d’Iran plutôt qu’avec les autres peuples turcophones asiatiques. Ainsi, la diffusion de la langue turque en Azerbaïdjan, au détriment de l’idiome local, notamment chez les plus jeunes élevés avec les programmes télévisés turcs, est régulièrement dénoncée par toute une partie de l’intelligentsia locale (11). Toute chose égale par ailleurs, la différence religieuse entre le dogme sunnite faisant office de culte officiel en Turquie et le chiisme majoritairement pratiqué par la population en Azerbaïdjan comme en Iran marque également une division profonde qui empêche de véritablement parler d’une nation sur deux Etats. Cette formule politique ne représente donc pas une vérité sociologique mais bien un symbole des ambitions communes qui lient Bakou et Ankara, dans le domaine énergétique encore plus qu’ailleurs.

En effet, quelques années après la mise en place du « contrat du siècle », un autre projet de grande envergure est mené dans le secteur des hydrocarbures par le Président Heydar Aliyev : la construction d’un oléoduc et d’un gazoduc reliant Bakou à Tbilissi en Géorgie, avant de finir sa course dans l’est de la Turquie, à Erzurum pour le gaz et à Ceyhan au bord de la Méditerranée pour le pétrole. Un projet qui rentre à la fois dans la stratégie azérie de contrôler au maximum la chaîne de production et de distribution de ses ressources sous-marines afin d’en tirer le maximum de profits, et à la fois dans l’ambition turque, déjà évoquée à l’époque, de devenir un véritable hub énergétique (12).

Le « petit » azéri face au « géant » russe : concurrence régionale sur le marché du gaz

D’une longueur de 692 kilomètres à cheval sur les trois pays, le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum a une capacité initiale de transit estimée à quasiment 9 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an. Ce projet a autant pour objectif de fournir les deux nations traversées en hydrocarbures originaires du territoire azéri en mer Caspienne que de créer une porte de sortie pour ces mêmes ressources vers le reste du monde, sans passer par les réseaux de transport traditionnellement possédés par les grandes compagnies gazières ou pétrolières (13). Au premier rang desquelles la société étatique russe, Gazprom, jouit d’un véritable monopole européen qui lui permet d’empêcher toute véritable concurrence sur le marché du gaz. Ainsi, le tracé différent de l’oléoduc et du gazoduc s’explique principalement par le fait que le port de Ceyhan vers lequel se dirige le gaz naturel en Turquie, fait office de plateforme multimodale proche des grandes routes du commerce mondial, notamment des hydrocarbures. C’est donc aussi cette volonté de contrôler et d’avoir un accès indépendant au trafic énergétique international qui explique la construction de ces pipelines évitant le réseau russe du Caucase déjà connecté à la mer Noire et au continent européen. L’Arménie est quant à elle éloignée de ce projet pour des raisons autant liées au conflit du Haut-Karabakh, expliqué précédemment et toujours en cours, que pour sa proximité politique avec Moscou (14). De même, l’Iran, autre puissance voisine historiquement proche de l’Azerbaïdjan (15), est également tenue éloignée du projet malgré ses propres réserves gazières de première importance dans le golfe Arabo-Persique.

Bakou, qui tente de s’ouvrir le plus possible au commerce mondial et souhaite s’éloigner des anciennes puissances l’ayant dominé, tout en garantissant la sécurité de son tracé en pays alliés, réussit alors avec ce projet inauguré en 2006 à susciter l’intérêt de l’un des plus gros consommateurs mondiaux d’hydrocarbures à la recherche de nouvelles sources d’approvisionnement : l’Union européenne. Menacé par l’émergence de tensions grandissantes entre la Russie et l’Ukraine d’où provient l’immense majorité de ses besoins énergétiques, l’ensemble du continent européen cherche au milieu des années 2000 à sécuriser ses importations en hydrocarbures. Les pays membres de l’Union européenne se mettent alors d’accord sur la nécessité de créer d’autres routes de transport à même d’assurer l’arrivée de gaz naturel sur leurs territoires, et la majorité d’entre eux va même plus loin en demandant à la Commission européenne de travailler sur une stratégie de diversification des fournisseurs moins soumise aux aléas géopolitiques (16). L’Azerbaïdjan richement doté en hydrocarbures et relativement stable politiquement, répond aux critères recherchés par Bruxelles, d’autant plus que le pays est désormais connecté à la Turquie voisine de l’Europe, cherchant elle-même à devenir un pays de transit connecté au reste du monde, dans le cadre de sa propre ambition énergétique.

Un nouveau projet de gazoduc prenant sa source dans les eaux territoriales azéries en mer Caspienne apparaît dans les années qui suivent. Nommé Nabucco et s’appuyant sur le tracé Bakou-Tbilissi-Erzurum déjà existant, il prévoit de relier l’est de la Turquie au centre de l’Europe via la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie jusqu’à l’Autriche pour plus de 30 milliards de mètres cubes par an (17), soit près de quatre fois le volume transitant déjà sur le gazoduc qui relie alors l’Azerbaïdjan à la Turquie. Or, à l’été 2008, la Russie s’en prend à l’une des anciennes républiques de l’URSS, la Géorgie, et provoque une coupure temporaire du tuyau gazier qui passe par la capitale, Tbilissi (18). Dès lors, la sécurité du tracé est remise en cause ainsi que sa faisabilité toute entière, puisque dans le même temps la Turquie, qui voit ses chances d’adhérer à l’Union européenne s’éloigner, revoit à la hausse ses demandes vis-à-vis de cette dernière, en tant que principal pays de transit (19).
La Russie propose alors à l’Union européenne son propre tracé concurrent, pour contourner l’Ukraine et conserver sa mainmise sur le marché énergétique continental avec le gazoduc South Stream. Celui-ci doit relier les côtes russes de la mer Noire à l’Italie en passant aussi par la Bulgarie puis bifurquer en direction des Balkans avec la Serbie, avant d’atteindre à son tour la Hongrie puis la Slovénie, pour un flux total de 63 milliards de mètres cubes (20).

La concurrence semble alors trop forte pour l’Azerbaïdjan, mais l’Union européenne n’envisage pas de rester dépendante de la Russie et utilise une loi de 2009 sur la concurrence – stipulant qu’une même entreprise ne peut s’occuper de la production du gaz naturel et de la gestion de son transport – pour mettre fin au projet russe (21). Entretemps, Nabucco a également été abandonné pour des raisons de coût, de tracé et de garanties (22). L’Azerbaïdjan et la Turquie continuent néanmoins de mettre en commun leurs ambitions énergétiques pour proposer à nouveau leur propre projet de transport : TANAP. Ce gazoduc trans-anatolien reprend les bases de Nabucco en s’appuyant sur les fondations du trajet Bakou-Tbilissi-Erzurum déjà existant et propose à son tour un flux d’environ 30 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an (23). Pratiquement relié au gazoduc transadriatique TAP allant de la frontière gréco-turque à l’Italie en passant par l’Albanie pour 10 milliards de mètres cubes annuel (24), ce projet forme dès lors le dénommé Southern Gas Corridor qui entérinera finalement la volonté européenne de réduire sa dépendance au gaz naturel russe d’ici à 2020.

Conclusion générale

Né de l’effondrement de l’URSS, l’Azerbaïdjan est devenu depuis un acteur prépondérant de la géopolitique du gaz. Souvent comparé au Qatar pour sa manne financière issue de l’exploitation de ses ressources d’hydrocarbures, « l’Émirat du Caucase » souhaite également aujourd’hui diversifier ses sources de revenus en prévision de l’épuisement de ses réserves sous-marines. Dans cet objectif, l’entreprise étatique SOCAR fait figure de géant économique investissant dans de nombreux projets (sponsor des compétitions internationales de football (25) et du nouveau super-projet de raffinerie récemment inauguré dans les environs d’Izmir en Turquie (26)).

Cependant, en raison des différents projets menés depuis bientôt trente ans, ses réserves énergétiques pourraient s’assécher plus vite que prévu. Bakou pourrait alors s’appuyer à long terme sur les réserves du Turkménistan, autre pays de la Caspienne. Or, les réserves de ce pays sont aujourd’hui monopolisées par la Chine et l’Inde, toujours plus avides d’énergies (27). Misant certainement sur la récente législation internationale du statut particulier de la mer Caspienne censée faciliter le partage territorial de cette étendue d’eau pour relancer l’idée d’un gazoduc transcaspien reliant ses infrastructures aux gisements turkmènes, l’Azerbaïdjan sera probablement obligé d’acheter du gaz russe pour respecter ses engagements de livraisons aux Européens, en attendant que l’hypothèse de ce projet se confirme.

Notes
(1) WATKINS, Eric. “BP reports deeper-pool Shah Deniz discovery”, Oil & Gas Journal, 15 novembre 2007.
(2) MAMMADOVA, Leman. “Shah Deniz celebrates 100 billion cubic metres of total gas production”, Azernews, 7 janvier 2019.
(3) LAÇİNER, Sedat. “Özalism (neo-ottomanism) : an alternative in Turkish foreign policy ?”, Journal of Administrative Sciences, 2003-2004.
(4) PAKAEEN, Mohsen. “Turkish cultural influence in Azerbaijan”, Institute for Iran-Eurasia Studies, 20 septembre 2017.
(5) ÖZTARSU, Mehmet Fatih. “Military relations of Turkey and Azerbaijan”, Strategic Outlook, 2 août 2012.
(6) SULEYMANOV, Rashad. “Turkish Defense Minister Vecdi Gonul : the military assistance we offered to Azerbaijan exceeded 200 million US dollars”, APA, 12 mai 2010.
(7) “Azerbaijan becomes guarantor of Turkey from an attack by third forces”, ABC, 23 décembre 2010.
(8) “Türk dünyas ?ndan ortak askeri birlik”, Anadolu Agency, 28 janvier 2013.
(9) ISMAYILOV, Murad & GRAHAM, Norman A. Turkish-Azerbaijani relations : one nation, two states ?, Abingdon, Routledge, 2016.
(10) DEMOYAN, Hank. “Aghdam events could, just like attempt on Heydar Aliyev’s life, be planned by Turkish secret services”, Panorama, 28 février 2013.
(11) SAFAROVA, Durna. “Azerbaijan grapples with the rise of Turkish language”, Eurasianet, 28 février 2017.
(12) CHUVIN, Pierre. “La Turquie : futur hub énergétique de l’Europe ?”, Revue Tiers Monde, 2008 / 2, N°194, pp. 359-370.
(13) “Azerbaijan’s Shah Deniz field on stream”, Oil Voice, 15 décembre 2006.
(14) “Russia Ships $200M in Military Arms to Ally Armenia”, The Moscow Times, 23 juillet 2018.
(15) “Azerbaijan – Iran relations : challenges and prospects”, Harvard Kennedy School Report, 30 novembre 1999.
(16) CLASTRES, Cédric & LOCATELLI, Catherine. “Libéralisation et sécurité énergétique dans l’Union européenne : succès et questions”, Cahiers de Recherches UPMF, 2012.
(17) BODART, Etienne. “Nabucco, un accord dans les tuyaux”, L’Express, 12 juillet 2009.
(18) WATKINS, Eric. “BP shuts two other pipelines due to Caucasus conflict”, Oil & Gas Journal, 12 août 2008.
(19) “La Turquie joue la carte énergétique dans ses négociations d’adhésion avec Bruxelles”, Les Echos, 21 août 2007.
(20) “South Stream schedule stipulating maximum capacity of 63 billion cubic meters per year addressed”, Gazprom, 28 février 2012.
(21) THEUNISSEN, Benoît. “Contradictions européennes sur le projet gazier South Stream”, Les Echos, 3 juillet 2014.
(22) SCALLAMERA, Morena. “Revisiting the Nabucco Debacle : Myths and Realities”, Problems of PostCommunism, vol. 65, 2016, pp. 18-36.
(23) “Will TANAP replace Nabucco project ?”, Center for Economic & Social Development, 14 février 2012.
(24) “Le gaz naturel azerbaïdjanais frappe à la porte de l’Europe”, Azertac, 1 août 2019.
(25) CARPENTIER, Eric. “SOCAR, le sponsor qui tache”, So Foot, 23 juin 2016.
(26) “La raffinerie pétrolière STAR de SOCAR a été inaugurée à Izmir”, Business France, 26 octobre 2018.
(27) PIRANI, Simon. “Let’s not exaggerate Southern Gas Corridor prospects to 2030”, The Oxford Institute for Energy Studies, N°135, juillet 2018.

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Bibliographie :
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