Le « MASQUE CULTUREL » DE LA COVID-19 En ASIE CENTRALE.
Dr Marc BONNEL[1]
[1] Médecin, Consultant international SANTE/SOCIAL, spécialiste de l’Ouzbékistan, Président de l’Association Avicenne-France.
Dans cette pandémie mondiale jamais vue depuis la grippe espagnole de 1918 (50 millions de morts, dont 250.000 en France), us et coutumes des pays et modes de gouvernance, de l’Asie à l’Amérique nous interpellent sur cette gestion « covidienne », par rapport à la discipline des citoyens, l’utilisation appropriée des masques, les traitements et technologies mis en œuvre et les conséquences et perspectives à long terme.
Pourquoi les grandes puissances asiatiques sont-elles moins impactées ? Au Japon chaque citoyen se protège de longue date contre la pollution de l’air. En Chine le régime autoritaire a imposé un confinement drastique et le port systématique des masques. En Corée du Sud la localisation géospatiale des porteurs du virus, les tests et contrôles développés à grande échelle ont contribué à limiter la propagation. Le Vietnam est un exemple unique au monde (zéro décès). Une Asie disciplinée au plus haut niveau.
L’Asie centrale est, elle, divisée : le Kazakhstan, frontalier avec la Chine et la Russie et l’Ouzbékistan ont pris la mesure de la propagation explosive du virus, le Kirghizstan peu équipé est dérouté par la situation (qui a l’air de s’améliorer), le Turkménistan et le Tadjikistan banalisent jusqu’à nier officiellement ce tsunami planétaire.
Dans une Europe désunie les approches culturelles nationales ont prévalu du Nord au Sud : des Suédois naïfs qui font confiance à leur peuple viking, mais ont ignoré les traditions culturelles et l’acculturation linguistique de leurs 400.000 migrants récents (Syriens, Irakiens, Afghans…), sont durement frappés dans les banlieues des grandes villes, des Anglais hésitants et à contre-courant avant la vague meurtrière qui touche indifféremment toutes les classes de la population (le futur roi comme le Premier ministre), des Italiens dépassés et courageux, des Espagnols victimes d’une politique sanitaire régionale trop indépendante, des Allemands techniquement bien préparés et prêts au combat. Dans cette diversité européenne cacophonique, les Français démontrent la capacité d’un Etat ébranlé, de scientifiques divisés, de soignants, héros de la première ligne, et de citoyens râleurs, tous solidaires et révolutionnaires dans l’âme, à surmonter une crise imprévue et déstabilisante grâce au système D et à un humanisme exemplaire, malgré un triste bilan provisoire de plus de 23.000 morts et une lente décroissance de la courbe des admissions hospitalières.
Quant à l’Amérique, elle s’embourbe dans ses contradictions libérales avec un Président chef de bande caméléon qui « twitte » à l’infini ses états d’âme du moment avec un système de santé pernicieux reconnu comme le plus mauvais du monde : des cliniques privées « high-tech » pour riches et des pauvres laissés pour compte sans protection sociale. Ajoutons la disparité entre les Etats exacerbée et exploitée à des fins électoralistes par ce Président- Dr Knock qui divise pour régner…
Dans l’ex-monde soviétique, certains dirigeants gardent les réflexes d’antan : « tout va bien, circulez, il n’y a rien à voir ! », telle la Biélorussie, où « le foyer est incontrôlé » selon le premier ministre lituanien, au grand dam du président biélorusse, digne émule de ses alter ego surdimensionnés américain, brésilien ou hongrois, qui tendent à minimiser les effets dévastateurs de la pandémie. Mieux vaut un verre de vodka pour combattre le virus ! dit-il triomphant en tenue de hockeyeur. En Russie Vladimir Poutine rassure son peuple, tandis que l’on dénombre plus de 6.000 nouveaux cas par jour, que Moscou se « bunkérise » et que l’épidémie progresse à vitesse grand V.
A ce jour, avec des stratégies différentes, les résultats de la maîtrise de la propagation virale dans les pays du monde semblent paradoxaux.
Les régimes de pure gouvernance autocratique ont une gestion débridée de la crise : USA, Brésil, Biélorussie, Turkménistan, Tadjikistan….
Curieusement on constate que les pays occidentaux, chantres de la liberté individuelle, de l’art de vivre et d’entreprendre, sont, avec des populations plus laxistes, au top du nombre de cas déclarés et de décès : USA – Italie – Espagne – France – Royaume-Uni… Les pays qui ont culturellement et politiquement une vision communautaire de protection des populations et une discipline citoyenne imposée et respectée sont moins impactés : Japon, Chine, Corée du Sud, Vietnam, Taïwan, Kazakhstan, Ouzbékistan…
Asie centrale : Etat des lieux et mesures
En Asie centrale les cinq pays ont fermé leurs frontières vers la mi-mars et traité plus ou moins bien la pandémie selon chaque culture et chaque mode de gouvernance.
Au TADJIKISTAN, qui ne compte officiellement aucun cas déclaré, le président à vie Emomali Ramon, au pouvoir depuis 1992, a été plus préoccupé par l’élection le 17 avril de son fils Roustami, 32 ans, à la tête du Sénat. Cette polarisation politique élude ainsi le COVID 19, préoccupation secondaire du potentat.
Au TURKMENISTAN, comme en Corée du Nord, zéro cas déclaré, zéro mort. Une attitude qui pourrait se retourner contre cette autocratie « perpétuellement neutre », qui a vu le 7 avril 2.000 cyclistes en tenue sportive verte et en rangs serrés sillonner les rues de la capitale Achgabat pour fêter la Journée mondiale de la santé !
Au KIRGHIZSTAN, c’est, officiellement, le 18 mars, au lendemain de la fermeture des frontières aériennes aux étrangers, que l’alerte est déclenchée suite à l’atterrissage à Bichkek le 12 mars d’un avion en provenance d’Arabie Saoudite : trois pèlerins Kirghizes de la province de Suzak sont atteints. Les écoles, universités et les restaurants avec une capacité de 50 personnes sont fermés, les prières collectives suspendues. Le 19 mars les événements culturels publics et privés sont interdits.
Le KAZAHKSTAN et l’OUZBEKISTAN, plus atteints que leurs voisins ont compris la gravité de la situation et décidé des mesures drastiques appropriées dès les premiers cas avérés dans leur pays.
Au 23 avril le KAZAHKSTAN (18,5 millions habitants) dénombre 2.207 cas et 20 décès (515 patients guéris) et l’OUZBEKISTAN (plus de 33 millions habitants) 1.716 et 7 décès (450 guéris) avec une lente progression de l’épidémie et un confinement parfaitement maîtrisé.
Nous nous sommes attachés à analyser les précautions, imposées sous peine de lourdes sanctions, prises par ce pays qui semble bien gérer la crise.
L’OUZBEKISTAN, pays le plus peuplé et le plus touristique d’Asie centrale, a vite pris des mesures draconiennes et efficaces dès le 16 mars : la mise en quarantaine obligatoire (14 jours renouvelables) de tous les citoyens ouzbeks de retour de pays étrangers. 190.000 personnes ont été ainsi confinées dès leur retour sur le sol ouzbek dans des centres de soins régionaux, la plupart sanatoriums de l’époque soviétique.
Dans cette société communautaire basée sur la famille et le quartier (mahalla) avec des personnes âgées préservées au sein de la cellule familiale et non en institution, de fortes décisions gouvernementales ont été décrétées dès le 11 mars : fermeture des frontières, liaisons aériennes et terrestres collectives (train, bus, taxis…) suspendues, circulation des véhicules individuels, des motos et des vélos seule autorisée, sous réserve de présentation d’une attestation de justification du déplacement pour raisons impératives. Le 22 mars le métro de Tachkent a été fermé. Depuis le 24 mars trains et vols intérieurs ne circulent plus et le 1er avril a été institué un confinement absolu de toutes les capitales des onze régions avec interdiction aux personnes âgées de plus de 65 ans de sortir de leur domicile. Dans le cadre des mesures barrières les rassemblements de plus de trois personnes ont été interdits (sauf pour les familles) dans ce pays attaché à la célébration des mariages et des rassemblements festifs. Une distanciation sociale de deux mètres a été recommandée, ainsi que l’obligation du port de masques de protection dans l’espace public. La fermeture de tous les commerces, sauf les bazars, centres commerciaux, commerces d’alimentation et pharmacies (dorixona) avec un contrôle de température à l’entrée. Les services publics sont fermés et le télétravail a été mis en place. Une hotline COVID 19 – 1003 – est à la disposition de la population et les campagnes d’information se multiplient sur tous les types de médias. En ce 24 avril, début du ramadan, la direction des musulmans d’Ouzbékistan a demandé de faire toutes les prières (namaz) à la maison.
Si la vague épidémique semble endiguée en Ouzbékistan, c’est, à l’instar du Vietnam (pays confucéen et communiste sans mort déclaré à ce jour), grâce au système social intrusif et autoritaire (milice/police) et à la tradition qui privilégie la communauté (famille, quartier – mahalla) avant l’individu.
En Asie centrale, comme dans les autres pays du monde, les aspects culturels et le type de gouvernance politique ont fondé la réponse la plus pernicieuse ou la plus pertinente face au virus tueur : le Kazakhstan et l’Ouzbékistan sont à cet égard un modèle. Reste une inconnue de taille : le futur bilan sanitaire, social et économique de cette épidémie.
PERSPECTIVES ECONOMIQUES et POLITIQUES
L’Asie centrale vit de plein fouet, comme tous les pays du monde, cette pandémie inédite planétaire avec ses conséquences inéluctables : une récession économique et sociale soudaine et imprévisible au moment où les deux principaux leaders économiques de la région étaient en pleine reconquête après 30 ans d’une indépendance apparue fortuitement à l’issue de la perestroïka.
En 2019 The Economist décerne à l’Ouzbékistan le titre envié de « pays de l’année ». Le magazine salue les réformes économiques engagées à pas de géant par le Président Shavkat Mirziyoyev depuis son élection le 4 décembre 2016 avec 88,6% des voix. Après une «stagnation post-soviétique » sous l’ère karimovienne, le président ouzbek trace les perspectives d’un « nouvel Ouzbékistan », lancé à marche forcée sur la voie de la croissance.
Patatras ! ces efforts louables sont enrayés à la veille de Navruz, fête du printemps, par un ennemi tueur invisible, peu avant l’arrivée du premier flot de touristes. Une catastrophe économique pour l’Ouzbékistan, qui prépare depuis quatre ans une politique intensive de développement touristique, facilitée par l’exemption de visas pour quarante-cinq pays : 5,3 millions de touristes en 2018, 6,7 millions en 2019.
Même si, pour soutenir l’économie touristique, le Président ouzbek a ouvert un fonds d’un milliard d’€uros et par décret du 3 avril, exonéré la taxe foncière et réduit la taxe sociale de 12% à 1% des entreprises de tourisme, cela apparaît comme une goutte d’eau face à la stagnation du secteur touristique pendant plusieurs mois, sauf le tourisme intérieur. Conséquence inéluctable : un appauvrissement social et économique des régions les plus touchées. Sur ce point le président ouzbek vient de prendre une initiative « Bienveillance et Soutien » en faveur des personnes les plus fragiles.
La prévision de croissance du PIB, annoncée entre 4,1 et 4,5 pour le 1er trimestre 2020, risque fort d’être en berne pour de longs mois. Le Ministère des Finances prévoit pour 2020 un déficit budgétaire de – 2,7/- 4,7%, tandis que la Banque centrale affirme qu’il n’y aura pas de pénurie de devises étrangères. 80% des entrepreneurs individuels (198 969 sur 247 286) ont suspendu leur activité et pourront bénéficier d’exemptions fiscales.
Dans ce contexte inédit et évolutif, en bien ou en mal, les fortes traditions ouzbèkes sont le socle d’un renouveau salvateur : préservation des personnes âgées dans la sphère familiale, solidarité du quartier-mahalla, esprit d’entreprise et adaptation des jeunes face à l’adversité, ambitions économiques revues à la baisse, reconstruction d’un monde ouzbek nouveau encore plus respectueux de l’environnement, surtout urbain, et conscient de ses atouts naturels.
Après une récession mondiale sans précédent, naîtront de nouveaux enjeux : un frein à la mondialisation et ses effets pervers, un retour salvateur vers la préservation de la nature, une économie solidaire, une vie plus saine et moins dispendieuse et des valeurs partagées dans l’espace culturel propre à chaque nation.
Après ce maudit bal masqué, un vrai concert des nations devra jouer un nouvel hymne à la joie de vivre sur notre fragile planète, tant en Asie centrale que dans le reste du monde.
Sources : Novastan, Courrier international, revue de presse de l’Ambassade de France en Ouzbékistan, Fergana news, Gazeta, Kun, The Tashkent Times….et tous mes amis d’Asie centrale qui vivent ce confinement.