NOTE HISTORIQUE, THÉOLOGIQUE ET SPIRITUELLE SUR LA PANDÉMIE DE COVID-19 L’ÉGLISE CATHOLIQUE ET LES ÉPIDÉMIES
Pr. Jean-Dominique DURAND. Membre de l’Académie catholique de France Université Lyon-III
L’épidémie qui ravage des nations entières, qui tue indifféremment riches et pauvres, bons et méchants, femmes et hommes, enfants et vieillards, pose la question éternelle du bien et du mal. Elle interpelle intensément les chrétiens. Comment Dieu tout-puissant peut-il laisser faire ? L’épidémie est-elle une punition envoyée par Dieu pour punir les péchés des hommes ? Dieu entend-il mettre à l’épreuve ? Peut-on accepter la mort des innocents ? Que peut dire et faire l’Église ?
Ces questions sont très présentes dans la littérature. Elles troublent les croyants comme les non-croyants. Elles dominent chez Albert Camus, dans La Peste, le dialogue tendu entre l’abbé Paneloux et le docteur Rieux, médecin non croyant, après la mort douloureuse d’un enfant[1]. Voltaire en fit une arme en s’appuyant sur le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 : « Direz-vous en voyant cet amas de victimes : “Dieu s’est vengé, la mort est le prix de leurs crimes[2]” ? ».
Ces réflexions amènent à se poser deux questions. Dieu veut-il transmettre à l’humanité un message à travers un fléau ? Quelles réactions l’Église promeut-elle ?
L’idée que les épidémies, comme du reste tous les fléaux qui ravagent l’humanité tels que guerres et famines, devaient être reçues comme des châtiments divins, a été très répandue dans le christianisme, et reste présente dans certains milieux. Les fléaux ont nourri la « pastorale de la peur » identifiée par Jean Delumeau[3]. Ils ont pu entraîner des formes d’expression radicale de la foi comme en 1349, face à la Peste noire, les autoflagellations collectives destinées à calmer la colère divine, et aussi la recherche de boucs émissaires avec des pogroms contre les juifs. L’idée du péché qui entraîne le châtiment s’est longtemps imposée sur fond de justice divine punitive fondé sur le dogme du péché originel.
Il n’est pas possible de reproduire ici les milliers de pages de sermons véhéments et de mandements épiscopaux soulignant la responsabilité personnelle et collective des hommes qui, du fait de leurs comportements déviants, attireraient les foudres d’un Dieu vengeur. La défaite française de 1940 a vu se multiplier le discours meaculpiste, comme en 1870 : le pays se trouvait vaincu parce qu’il ne respectait pas les lois divines[4]. Pourtant, si le Déluge a été voulu par Dieu pour punir : « Yahvé se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et il s’affligea dans son coeur » (Gn 6, 6), ensuite « il se dit en lui-même : “Je ne maudirai plus jamais la terre à cause de l’homme, parce que les desseins du coeur de l’homme sont mauvais dès son enfance ; plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait” » (Gn 8, 21). Le roi Salomon l’affirme : « Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants » (Sg 1, 13). De même Yahvé se repentit de la peste envoyée en Israël et arrêta la main de l’ange qui la répandait (2 S 24, 15-17). Néanmoins l’interprétation punitive du fléau pouvait s’appuyer également sur divers passages de l’Ancien Testament, les malédictions annoncées dans le Deutéronome en cas de désobéissance (Dt 28, 15-20).
À l’opposé des théories punitives, bien des auteurs, théologiens, écrivains, prédicateurs, insistent sur la miséricorde divine. Au XIXe siècle notamment, Marie s’imposa comme médiatrice, porteuse de tendresse, « cette tendre médiatrice » comme le dit Chateaubriand, qui « désarme un Dieu irrité ». Selon l’auteur du Génie du christianisme, « elle ignore les saintes colères du Seigneur : elle est toute bonté, toute compassion, toute indulgence.[5]»
La médiation de Marie fut soulignée par les papes Léon XIII et Pie X[6], jusqu’à Jean-Paul II[7]. Ce dernier, marqué par Maria Faustyna Kowalska, consacra le deuxième dimanche après Pâques à la célébration de la Miséricorde divine[8]. La Miséricorde s’installe durablement dans la spiritualité catholique avec l’Année sainte extraordinaire de la Miséricorde ouverte par le pape François le 8 décembre 2015.
Le recours à la prière
Au cours des siècles, même s’ils se sentaient démunis devant des maladies contagieuses mal maîtrisées, même s’ils pouvaient se sentir écrasés par un Dieu terrible, les chrétiens savaient pouvoir se tourner vers lui à travers des intercesseurs et surtout à travers Marie.
Bien des oeuvres d’art y invitaient. Un exemple parmi tant d’autres est le retable d’Issenheim dû à Mathias Grünewald, exécuté entre 1512 et 1516, installé dans un hospice des moines de Saint-Antoine. Il s’agissait, dans une intensité dramatique, d’amener les malades à s’en remettre au Christ souffrant à travers saint Antoine[9].
Dans un contexte de multiplication des fléaux, l’Église élabora des modèles de « bonne mort ». Les prédicateurs invitaient les fidèles à se préparer en faisant pénitence, tandis que les figures grimaçantes des danses macabres rappelaient la brièveté de la vie. Les Artes moriendi se multiplièrent avec des recommandations de repentir et de pénitence, et des images illustrant le rôle d’intercesseurs de la Vierge et des saints[10]. Il faut se préparer à affronter les fléaux, tremblements de terre, pestes, famines, dit l’évangéliste Luc, car ils signifient que le Royaume de Dieu est proche (Lc 21) : « Veillez donc et priez en tout temps, afin d’avoir la force d’échapper à tout ce qui doit arriver, et de vous tenir debout devant le Fils de l’homme » (Lc 21, 36).
On priait beaucoup saint Sébastien et saint Roch, dont les cultes sont attestés dans toute la chrétienté confrontée à des retours réguliers de la peste. Reliques et images étaient montrées dans l’espoir de repousser le fléau, processions à la fois expiatrices et protectrices. À Lyon, en 1643, les échevins décidèrent de se porter en procession à Fourvière et de vouer la ville à Marie pour qu’elle en écarte l’épidémie.
On a là une décision autant politique que religieuse[11]. C’est la décision religieuse qui
l’emporte à Marseille, en 1720, lorsque l’évêque Mgr Henri de Belsunce consacra le diocèse au Sacré-Coeur de Jésus le 1er novembre 1720[12]. Les échevins s’associèrent à cette démarche en 1722 en assistant à la messe du Sacré-Coeur et en offrant un cierge de quatre livres. Cette cérémonie se renouvelle chaque année. En 2020, année du tricentenaire de la consécration, dans le contexte de la pandémie, l’archevêque Mgr Jean-Marc Aveline, n’a pas souhaité attendre la fête liturgique du Sacré-Coeur le 19 juin, et l’a avancée au 5 avril, jour des Rameaux. La prière reste d’une forte actualité. Le 30 mai, à la fin du mois marial, le pape François a récité la prière du Chapelet pour « invoquer l’aide et le secours de la Vierge ». Elle a été diffusée en mondovision et retransmise dans les principaux sanctuaires mariaux du monde.
Responsabilité de l’Église, responsabilité des catholiques
La prière est jusqu’à aujourd’hui un élément majeur de lutte contre la maladie. Elle apaise le malade, et marque le refus du fatalisme. Elle n’exclut pas la lutte sur le terrain contre la maladie. On peut trouver dans l’Ancien Testament des recommandations d’enfermement volontaire pour laisser passer le temps du fléau (Ex 12, 22 ; Is 26, 20) mais il s’agit de moments très particuliers. En revanche, dès l’Antiquité, les chrétiens se firent remarquer par leur solidarité avec les malades, soutenus par leur foi. On a pu voir dans leur comportement solidaire, notamment lors des épidémies de 165 et de 250, l’une des raisons de l’expansion du christianisme[13].
Les mesures se firent draconiennes avec une meilleure connaissance de la propagation des maladies contagieuses. Lors de la peste de 1656, on eut recours, à Rome, aux actes religieux, prières, procession de l’icône de la Vierge de l’église Santa Maria in Portico in Campitelli, à la supplication polyphonique du maître de chapelle de la Cappella Giulia, la Missa gratiarum actione in angustia pestilentiæ exécutée le 18 novembre 1656 dans la basilique Saint-Pierre aux portes closes. Le pape Alexandre VII les accompagna aussi de mesures énergiques, telles que mises en quarantaine dans des lazarets, isolement notamment du quartier du Trastevere, fermeture des églises les jours de fête. La procession de l’icône de la Vierge fut même à un moment, suspendue[14].
À Milan en 1576, l’archevêque, le cardinal Charles Borromée préconisa une quarantaine générale et fit fermer les églises ; il fit installer des croix et des autels aux carrefours de la ville, où des messes pouvaient être célébrées, les fidèles pouvant les regarder de loin, de chez eux. Pour demander à Dieu d’arrêter l’épidémie, définie par l’archevêque comme une punition divine, des processions furent organisées en octobre 1576, réservées à des hommes séparés de trois mètres les uns des autres. Face à un pouvoir civil déliquescent, il fonda et rénova des hôpitaux, multiplia les mesures de prévention et mobilisa le clergé, se plaçant lui-même en première ligne[15]. Charles Borromée, canonisé en 1610, devint un saint invoqué pour combattre la peste, en divers lieux en Europe, par exemple à Chalonsur- Saône en 1636, à Vienne en 1713. À sa suite, le cardinal Frédéric Borromée, confronté à Milan à une nouvelle peste en 1630, prescrivit, dès les premiers cas connus, des mesures que les curés devaient appliquer strictement. Il ne voulait d’ailleurs pas organiser la procession des reliques de saint Charles, imposée par les autorités religieuses, craignant un regain de l’épidémie, ce qui se produisit. Il visitait les malades dans les lazarets confiés aux capucins. Alessandro Manzoni écrivit : « Il se plongea dans la peste, il vécut au milieu d’elle, étonné lui-même à la fin d’en être sorti sain et sauf »[16].
L’iconographie n’est pas avare en représentations de grands prélats au milieu des pestiférés Mgr de Belsunce à Marseille en 1720, ou saint Charles Borromée, mais aussi des religieux et des religieuses. La prise en charge des malades, malgré tous les risques que cela implique, est avec la prière, ce qui caractérise le mieux l’action de l’Église face aux épidémies. Cela reste particulièrement vrai jusqu’à aujourd’hui, notamment en Afrique où les institutions sanitaires catholiques, et chrétiennes en général, font face aux épidémies telles que l’Ebola et le Sida[17]. En Europe, l’Église est bridée par le pouvoir politique. On a vu comment, dans de nombreux cas, les aumôniers n’ont pas pu accéder aux malades, ni même aux mourants, sans parler de la mise entre parenthèses de la vie sacramentelle. Andrea Riccardi, fondateur de la Communauté de Sant’Egidio, a regretté l’alignement de l’Église sur les institutions civiles : les églises, dit-il, sont « le lieu de l’esprit : une ressource en des temps difficiles, qui suscite l’espérance, console et rappelle que l’on ne se sauve pas tout seul ». Il ajoutait : « se retrouver librement ensemble dans la prière aurait délivré un tout autre message, même si la prudence et le contrôle de soi s’imposent ». En revanche, seul les messages politique et sanitaire ont été retenus, excluant le
message spirituel[18].
Les catholiques ont certainement une leçon à tirer de la crise, un peu comme le dit Pascal dans sa Prière pour le bon usage des maladies, parce que « j’ai mal usé de ma santé ». Il y a des leçons à tirer. C’est ce qu’a dit le pape François dans son homélie du 27 mars 2020, seul sur le parvis de la basilique Saint-Pierre, devant une place vide. L’Église a été marginalisée dans la gestion de la crise sanitaire, nos sociétés sécularisées l’ont reléguée loin des centres de décision. Mais avec ses églises restées ouvertes, elle a été présente par la prière, qui prépare à l’action. Sans doute est-il temps de relire Catholicisme, où Henri de Lubac montre « les aspects sociaux du dogme »[19], à quoi conduit l’Évangile : à une présence forte du chrétien dans la société : être attentif à l’autre, à toutes les formes d’altérité, être solidaire, agir pour la « maison commune » (encyclique Laudato sí’), oeuvrer pour que les personnes âgées vivent dans une vraie dignité, aller aux périphéries. Il faut « saisir ce temps d’épreuve comme un temps de choix, […] le temps de réorienter la route de la vie vers toi, Seigneur, et vers les autres », a dit François le 27 mars. « N’ayez pas peur » dit l’ange (Mt 28,5).
[1] Sur ce point, voir plus bas l’approche philosophique et théologique du P. Philippe Capelle-Dumont
[2] Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne, 1756.
[3] Jean DELUMEAU, Le péché et la peur. La culpabilisation en occident, XIIIe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1983.
[4] Frédéric Le MOIGNE, Les évêques français de Verdun à Vatican II. Une génération en mal d’héroïsme, Rennes, PUR, 2005, p. 89-117.
[5] François René de CHATEAUBRIAND, Génie du christianisme ou beautés de la religion chrétienne, 1802, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1978, p. 487.
[6] Encycliques Fidentem piumque (1896) et Ad diem illud (1904).
[7] Encyclique Redemptoris Mater (1987).
[8] Encyclique Dives in Misericordia (1980).
[9] Joris-Karl HUYSMANS, Le retable d’Issenheim, 1903, rééd. Dans Les Grünewald du Musée de Colmar, Paris, hermann, 1988.
[10] Alberto TENENTI, La Vie et la mort à travers l’art du XVe siècle, 1952, rééd. Paris, Éditions Allia, 2018.
[11] Bernard HOURS, « Le Voeu des échevins de 1643 », dans Jean-Dominique Durand (dir.), Fourvière, l’âme de Lyon, Strasbourg, La Nuée bleue, 2014, p. 288-298.
[12] « Peste de 1720 : Mgr de Belsunce, héros de Marseille. Entretien avec Régis Bertrand, Codex, 2020.
[13] Rodney STARK, L’essor du Christianisme. Un sociologue revisite l’histoire du Christianisme des premiers siècles, Charols, Éditions Excelsis, 2013.
[14] « Épidémie et quarantaine : les précédents dans l’histoire italienne », Vatican News, 9 avril 2020.
[15] André DEROO, Saint Charles Borromée, cardinal réformateur, docteur de la pastorale (1538-1584), Paris, Éditions Saint-Paul, 1963.
[16] Alessandro MANZONI, Les Fiancés. Histoire milanaise du XVIIe siècle, Paris, Le Chemin vert, 1982, p. 309-312, 315.
[17] Patrick VERSPIEREN, « L’Église catholique face à l’épidémie de sida », Études, 2007, p. 213-225.
[18] Andrea RICCARDI, « Se per battere la paura del contagio da coronavirus, si mettono in ginocchio le nostre chiese », La Stampa, 29 février 2020. En français dans La Vie, 1° mars 2020.
[19] Henri de LUBAC, Catholcisme. Les aspects sociaux du dogme, Paris, Éditions du Cerf, 1938, rééd. OEuvres complètes, VII, Paris, Éditions du Cerf, 2003, 560 p.